L’évolution de la réparation du dommage corporel sur les dernières décennies s’est progressivement construite autour d’une individualisation par poste de préjudice qui a abouti à l’avènement de la Nomenclature Dintilhac, liste ouverte des préjudices indemnisables, et à la réforme du recours subrogatoire des tiers payeurs réalisée par la loi du 21 décembre 2006.
Dans la nomenclature, une définition est proposée pour chaque poste de préjudice. La nomenclature n’a cependant pas force de loi et les acteurs de la réparation doivent s’efforcer de décrire chaque poste de préjudice en fonction de la situation objective de la victime. Ceci est particulièrement vrai pour les préjudices économiques et plus spécialement pour l’incidence professionnelle.
La Cour de cassation veille à préserver le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit en exerçant son contrôle sur les éléments qui caractérisent ce poste de préjudice lorsqu’est accordée dans le même temps une indemnisation au titre des pertes de gains professionnels futurs et ce, afin d’éviter les doubles indemnisations. C’est ce qui ressort d’un arrêt rendu le 4 octobre 2018 par lequel la 2ème chambre civile de la Cour de cassation sanctionne les juges du fond pour contradiction de motifs, comme elle a déjà eu l’occasion de le faire quelques mois plus tôt (Civ. 2ème, 27 avril 2017, N° : 16-13.360).
On sait que la nomenclature indique au sujet de ce poste de préjudice :
« Cette incidence professionnelle à caractère définitif a pour objet d’indemniser non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime, mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle comme le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle, ou de l’augmentation de la pénibilité de l’emploi qu’elle occupe imputable au dommage ou encore du préjudice subi qui a trait à sa nécessité de devoir abandonner la profession qu’elle exerçait avant le dommage au profit d’une autre qu’elle a dû choisir en raison de la survenance de son handicap. »
Dans l’espèce analysée, la cour d’appel indemnise la victime, licenciée du fait de ses séquelles, d’une perte totale de revenu sur la période courant de la date de la consolidation jusqu’à celle de la retraite en se fondant sur l’âge de la victime au jour du licenciement, la conjoncture socio-professionnelle et les possibilités illusoires de reconversion. La victime reçoit par ailleurs une indemnité au titre de l’incidence professionnelle, composée, d’une part, de la perte de droits à la retraite et, d’autre part, d’un capital forfaitaire retenant, sur la base du rapport d’expertise, les critères d’incidence professionnelle suivants : dévalorisation sur le marché du travail (la victime ne peut plus accéder à des emplois de niveau de compétence équivalent à celui d’ingénieure informaticienne qu’elle occupait auparavant), pénibilité accrue dans l’activité professionnelle même après éventuelle reconversion.
La cassation est prononcée au visa de l’article 455 du code de procédure civile :
« Qu’en statuant ainsi, par des motifs contradictoires, dès lors qu’elle avait retenu des modalités de calcul de la perte de gains professionnels et de droits à la retraite de la victime tenant à l’impossibilité pour celle-ci d’exercer à l’avenir toute activité professionnelle, la cour d’appel a méconnu les exigences du texte susvisé ; »
La cassation paraît de bons sens. Si la victime est indemnisée de la perte totale de revenus du fait qu’elle se retrouve, par suite de ses séquelles, dans l’impossibilité de reprendre l’emploi occupé avant l’accident ou de se reconvertir dans un autre emploi, elle ne peut prétendre à être indemnisé d’une dévalorisation sur le marché du travail et d’une pénibilité au travail, puisqu’elle a quitté la sphère professionnelle.
Les critères de la dévalorisation, de la pénibilité et du déclassement seraient donc, selon la Cour de cassation, « réservés » aux victimes aptes à poursuivre leurs parcours professionnels après l’accident.
Pourtant, l’indemnisation de la perte totale de revenus et de droits à la retraite ne répare pas totalement les conséquences de la perte de l’emploi. La victime devenue inapte du fait de ses séquelles et qui ne pourra plus retravailler se retrouve exclue du monde du travail avec tout ce que cela comporte comme conséquences sur le plan social (isolement), personnel (dévalorisation) et économique. S’il est naturel d’indemniser la victime handicapée des préjudices qu’elle subit à l’occasion de son maintien dans la sphère professionnelle, il serait anormal de ne pas réparer les conséquences de son exclusion du monde du travail. Nul besoin à cet égard d’insister sur la valeur, les vertus ou les maux que notre société moderne attache au travail. La perte de l’emploi ne saurait à l’évidence se réduire à la perte d’un revenu tant l’exercice d’une activité professionnelle a pris une importance de premier plan dans nos vies.
Notons également que la perte de chance professionnelle est une des composantes de l’incidence professionnelle et permet d’indemniser par exemple les victimes qui n’ont pas encore intégré la sphère professionnelle, comme les jeunes victimes.
On peut par ailleurs s’interroger sur la nature patrimoniale ou extra-patrimoniale de certaines composantes de l’incidence professionnelle qui présentent un aspect psychologique évident touchant à l’intime. L’exclusion professionnelle pourrait constituer à cet égard un préjudice extra-patrimonial mais pour partie seulement dans la mesure où certaines conséquences de l’exclusion professionnelle présentent un caractère économique. On pense notamment à tous les avantages sociaux dont la victime licenciée, voire les membres de sa famille, peut se retrouver privée : frais de repas, frais de déplacement ou de transport, avantages du comité d’entreprise ….
En attendant une meilleure définition de l’incidence professionnelle, les victimes doivent prêter une attention toute particulière à qualifier et caractériser précisément chaque composante de l’incidence professionnelle dont elles réclament l’indemnisation sans pouvoir espérer, pour l’heure, que la cour de cassation abandonne aux juges du fond l’appréciation souveraine d’un préjudice sur lequel elle entend manifestement exercer son contrôle.
Michel BOHBOT
(Cass Civ 2, 4 oct 2018 N° de pourvoi: 17-24858)
Attendu, selon l’arrêt attaqué, que Mme X… a été victime, le 21 juillet 2006, alors qu’elle était âgée de 51 ans, d’un accident de la circulation dans lequel était impliqué un véhicule assuré auprès de la société Axa corporate solutions assurance (l’assureur) ; qu’après avoir fait l’objet d’une expertise médicale ordonnée au cours de la procédure pénale engagée contre le responsable de l’accident, elle a assigné l’assureur en indemnisation de son préjudice devant une juridiction civile, en présence de la caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne, et a obtenu la désignation d’un nouvel expert, M. Z… ;
Sur le premier moyen : … D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
Mais sur le second moyen, pris en sa seconde branche :
Vu l’article 455 du code de procédure civile ;
Attendu que pour condamner l’assureur à payer une certaine somme à Mme X… en réparation de son préjudice corporel, l’arrêt évalue, d’une part, sur la base du salaire net moyen qu’elle a perçu de janvier à juillet 2008, sa perte de gains professionnels à la somme totale de 612 247,19 euros pour la période durant laquelle elle aurait dû travailler, à partir de septembre 2008, pour avoir une retraite à taux plein, en relevant que le préavis de son licenciement, imputable à l’accident du 21 juillet 2006, s’est achevé en août 2008, et que, compte tenu de son âge au jour du licenciement et de la conjoncture socio-professionnelle, ses possibilités de reconversion sont illusoires ; qu’il décide de lui allouer, d’autre part, au titre de l’incidence professionnelle, non seulement une somme de 256 533,26 euros représentant la perte de ses droits à la retraite évaluée par capitalisation à titre viager de la perte annuelle nette de ces droits, mais également une somme de 50 000 euros en énonçant qu’il résulte de l’avis de l’expert, M. Z…, que l’état de Mme X… induit sa dévalorisation sur le marché du travail puisqu’elle ne peut plus accéder à des emplois de niveau de compétence équivalent à celui d’ingénieure informaticienne qu’elle occupait jusqu’en 2008, ainsi qu’une pénibilité accrue dans l’activité professionnelle, fût-ce après une éventuelle reconversion ;
Qu’en statuant ainsi, par des motifs contradictoires, dès lors qu’elle avait retenu des modalités de calcul de la perte de gains professionnels et de droits à la retraite de la victime tenant à l’impossibilité pour celle-ci d’exercer à l’avenir toute activité professionnelle, la cour d’appel a méconnu les exigences du texte susvisé ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur la première branche du second moyen :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il condamne la société Axa corporate solutions à payer à Mme X… les sommes de 962 607,95 euros en réparation du préjudice corporel causé par l’accident du 21 juillet 2006, en deniers ou quittances, provisions et sommes versées en exécution provisoire du jugement non déduites, avec intérêts au taux légal à compter du jugement à concurrence des sommes allouées par celui-ci et à compter de l’arrêt pour le surplus, capitalisables annuellement, et la somme de 8 000 euros par application, en cause d’appel, de l’article 700 du code de procédure civile, l’arrêt rendu le 19 juin 2017, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Paris, autrement composée ;